dimanche 22 mai 2016

Le totalitarisme tranquille





Le psychologue social américain Stanley Milgram mena dans les années 60, aux États-Unis, une expérience sur l’obéissance à l’autorité. Un sujet (l’«enseignant») était recruté pour infliger ce qu’il croyait être de véritables chocs électriques à un «apprenant» (en réalité un acteur) qui devait mémoriser et répéter une série de mots. Les mauvaises réponses entraînaient une augmentation du voltage par l’enseignant, jusqu’à la mort simulée de l’apprenant si le sujet obéissait jusqu’au bout aux injonctions des responsables de l’expérience (des scientifiques en blouse blanche, à l’air sérieux). Ces derniers jouaient, dans cette expérience, le rôle de l’«autorité approuvée» par le sujet, mais qui donne des ordres qui vont contre sa conscience (enfin, on l’espère).

Les expériences de Milgram causèrent une certaine stupéfaction, car le taux d’obéissance des sujets «jusqu’à la mort» des apprenants fut de 63%. Par la suite, d’autres chercheurs s’inspirèrent de cette expérience pour en faire des variantes, comme l’expérience de Stanford (1971), menée par le psychologue social Philip Zimbardo, et qui inspira le film Das Experiment en 2010.

En 2009, un journaliste français, Christophe Nick, décide de répéter l’expérience de Milgram, mais remise au goût du jour. Il crée un jeu télévisé (La Zone Xtrême) avec des conditions semblables: agent (moniteur, participant), victime, personne qui donne des injonctions, plusieurs niveaux de décharges électriques. La seule différence, c'est que cette fois-ci l'expérience se produit devant un public à la télévision, au lieu de se dérouler dans un laboratoire.

Le taux d'obéissance jusqu'au bout dans l'expérience de Milgram fut, comme on l’a vu, de 63%. Lorsque l’expérience fut répétée à l'Institut Max Planck en Allemagne, dans les années 70, ce taux fut de 85%.

De nos jours, dans cette expérience télévisuelle de 2009, le taux d'obéissance jusqu'au bout (c'est-à-dire jusqu'à la mort du sujet par chocs électriques) est de plus de 80%...

C'est absolument terrifiant de croire que plus de 3 personnes sur 4 que vous croisez dans la rue pourraient vous torturer à mort, pas à l'époque nazie, mais aujourd'hui même, alors que nous sommes supposés être tellement plus civilisés!

Apparemment que l'histoire passée ou nos valeurs personnelles n'y changent rien. Ce qui fait toute la différence, c'est la situation, et notre façon d'y réagir.

Très peu de personnes arrivent à désobéir à une autorité reconnue légitime. La difficulté est d'ailleurs tellement grande pour le faire, que les personnes qui y arrivent souffrent par la suite de détresse psychologique.


Voici le mécanisme de ce que Milgram a appelé l'«état agentique», c'est-à-dire lorsque l'individu délègue sa responsabilité à l'autorité et devient ainsi l'agent exécutif d'une volonté étrangère:

À 80 V: les agents, après un certain voltage, sont pris de fous rires, comme dans l'expérience originale de Milgram. Ce rire est mauvais signe: il indique l'existence d'une tension intérieure à résoudre. Le rire est alors automatique et incontrôlable, c'est une réaction naturelle du corps à la tension. Il est mauvais signe parce que son exécution va servir à poursuivre l'expérience plus loin en libérant la tension.

À 180 V: les agents commencent à tricher, essaient de souffler les réponses à la victime, essaient de ne pas donner tout le voltage. C'est aussi à ce voltage que certains agents affrontent l'autorité, mais que la plupart finissent par céder à nouveau grâce aux injonctions de l'animatrice, ou aux encouragements du public.

À 320 V: les agents nient la victime, parlent sur ses cris, deviennent sourds.

Lorsqu'on explique aux agents après l'expérience que tout était faux, 15% développent des mécanismes de défense et nient avoir cru que tout cela était vrai, et que c'est uniquement la raison pour laquelle ils ont continué jusqu'au bout. Mais les autres disent ne pas comprendre ce qu'ils ont fait. Ils se décrivent volontiers comme ayant été «bêtes et disciplinés».

 * 

Pour que l'obéissance cesse, comme le disait un des psychologues de l'expérience de 2009, il faut que le «je dois» se transforme en «je ne veux pas». Les valeurs des individus pris un à un peuvent aller à l'encontre de ce qu'on va leur demander de faire, mais la situation prime la plupart du temps sur les valeurs, et celles-ci sont mises de côté. Les valeurs n'indiquent donc rien sur la capacité d'un individu à ne pas devenir tortionnaire.

Dans une méta-analyse de l'expérience de Milgram il a été démontré que l'agent arrêtait de donner des chocs si la victime pouvait le convaincre que son droit d'arrêter l'expérience était plus valable que le droit des expérimentateurs de poursuivre l'expérience. Il est à noter, cependant, que ce droit supérieur pouvait être perçu par l'agent, sans que l'escalade de la souffrance n'ait, par contre, aucun effet.

Autre chose: lorsque l'animatrice du jeu télévisé «Zone Extrême» quitte la scène pour laisser les agents à eux-mêmes, non soumis à des injonctions de continuer lorsqu'ils se mettaient à douter, 75% des agents arrêtaient l'expérience. Donc 75% des participants (agents) ne profitaient pas de leur position de domination pour jouir en toute impunité de la souffrance de leurs victimes. Il est besoin pour cela d'une autorité en laquelle les participants font confiance, et que cette autorité malveillante abuse de son pouvoir.

Constat de l'expérience: la plupart des gens ne sont pas armés pour résister à ces abus.

Ce qui explique donc les différents régimes terribles que nous avons connus dans l'histoire, et qui sont d'ailleurs toujours possibles aujourd'hui, mais peut-être sous d'autres formes, qui nous tromperont.

Le psychologue Jean-Léon Beauvois, directeur scientifique de l'expérience, parle de la télévision comme étant le facteur prédominant, aujourd'hui, qui prédispose à l'obéissance. Elle construit les individus, par leur exposition régulière à ce média, et les conduit à faire partie d'un système qu'il nomme le «totalitarisme tranquille».

C'est en apprenant à dire «non», à contester les règles établies, que la désobéissance individuelle ouvre la voie à la résistance collective face aux abus des pouvoirs.

Il est à noter que les agents de l'expérience de Milgram arrêtaient l'expérience dès qu'ils constataient un manque de cohérence du système hiérarchique ou un désaccord au niveau de l'autorité. Ils profitaient de ce manque de cohésion pour arrêter d'obéir. Voilà donc une technique pour casser l'emprise d'une autorité: instaurer la discorde en son sein.

Pour finir: l'homme est toujours très intéressé à connaître les choses qui l'entoure, mais n'est pas toujours intéressé à se connaître lui-même, et c'est une des raisons pour lesquelles ces expériences sont, à chaque fois, si mal accueillies: les hommes préfèrent ne pas savoir tout le mal dont ils sont capables.

Pourtant, si l'expérience leur avait servi à faire du bien en tant qu'agent au nom d'une autorité, ils ne seraient pas plus responsables du bien qu'ils font que du mal qu'ils ont fait...

S'il y a banalité du mal, il y a donc aussi, possiblement, banalité du bien...

Dans l'expérience de Milgram, les sujets s'engagent toujours plus dans le processus à cause de leurs décisions antérieures: ceux-ci sentent qu'ils doivent justifier celles-ci en poursuivant l'expérience jusqu'au bout, même s'ils considèrent que ce sont de mauvaises décisions. Ce comportement s'explique par le phénomène de la dissonance cognitive. Mais le taoïsme résumait déjà très bien cela, à sa façon:


« Qui commence par obéir, obéira toute sa vie.» 
                                                                                                                                          Tchouang-tseu


Terestchenko - Un si fragile
 vernis d'humanité
(La Découverte, 2007)

vendredi 19 février 2016

Thomas Bernhard - Maîtres anciens

Bernhard - Maîtres anciens
 (Folio/Gallimard, 1988)
«Et vous reconnaissez que ce ne sont pas ces grands esprits et pas ces maîtres anciens qui vous ont maintenu en vie pendant des décennies, mais que ce n'a été que ce seul être que vous avez aimé plus que tout autre.» (p.235)

Cela fait quelques années que je feuillette ce livre, toujours avec grand plaisir. Je l'avais presque terminé il y a une dizaine d'années déjà, et je l'ai mis de côté, comme tous les livres qui sont trop bons. En cela, je respecte le principe énoncé dans ce livre même: «Ne regardez pas longtemps un tableau, ne lisez pas un livre avec trop d'attention, n'écoutez pas un morceau de musique avec la plus grande intensité, vous vous abîmerez tout, et, dès lors, ce qu'il y a de plus beau et de plus utile au monde.» (p.58)

J'ai bien sûr terminé beaucoup de livres de Thomas Bernhard, qui sont excellents, comme Béton, Extinction, Corrections, La cave (autobiographique), et d'autres que j'ai moins aimés. C'est un vieux monsieur, avec une très grande expérience littéraire, et capable d'en parler, qui me recommandait sans cesse cet auteur quand je veillais la nuit dans les cafés. Après deux années d'insistance, je me suis finalement résolu à aller directement chez Gallimard sur Saint-Laurent (Montréal) pour acheter les livres que j'ai mentionnés plus haut, et que j'ai lus de façon assez continue. Si cela m'a pris autant de temps avant de céder, c'est parce que je ne lisais à l'époque que des livres de philosophie, avec superbe. Dès lors, cet auteur a pris une place de choix dans ma vie.

Si vous voulez vous mettre à lire cet auteur, je vous recommande de commencer par Béton, qui est selon moi une porte d'entrée dans l'oeuvre, où plusieurs des thèmes qui réapparaissent dans les autres livres sont présents. Si vous aimez ce livre, vous aimerez la plupart des œuvres de Thomas Bernhard, dont Maîtres anciens, qui est aussi très drôle en passant.

Pour revenir à notre livre, l'histoire se passe au «Musée d'art ancien», en Autriche. Il s'agit principalement d'un long monologue de Reger, un régulier du musée, dont les paroles sont rapportées par Atzbacher, une connaissance. Reger aborde différents sujets comme l'art, l'État, les enseignants, l'Autriche, Vienne, et le plus drôle, Heidegger, que Bernhard semblait mépriser, comparativement à Pascal ou Wittgenstein. Comme dans la plupart des livres de Bernhard, il n'y a pas d'«action» au sens où on l'entend habituellement, c'est un long monologue réflexif qui semble intemporel et beaucoup plus long qu'il pourrait l'être réellement, puisque ce sont des paroles rapportées, ce qui défierait la mémoire de quiconque. Néanmoins, Bernhard réussit à nous tenir en haleine, car les propos de ses personnages sont si carrés, sans appel et exagérés, que c'en est drôle et on en veut toujours davantage. On a souvent l'impression aussi que les choses vont mal finir, à cause des propos cyniques des protagonistes, mais disons que le malheur semble couler de façon tellement continue tout au long de ses œuvres, qu'il serait superflu que ça finisse mal. Pour le style de Bernhard, il ne faut pas s'étonner des répétitions, l'auteur ayant étudié la musicologie, elles sont comme des refrains hypnotisants, et à la fin, cela provoque, enfin, chez moi, un «rire cérébral», causé par une sorte de titillation continue de l'esprit. C'est le style de Bernhard, l'insistance dans la reformulation, de ses personnages toujours un peu fous, mais surtout, traumatisés par la vie, qui nous met impitoyablement le sourire aux lèvres et nous fait sympathiser, comme avec le Bardamu de Céline.

mardi 9 février 2016

Foucault - La société punitive, résumé des cours 1 et 2

Foucault - La société punitive
 (Seuil/Gallimard, 2013)
J'ai eu beaucoup de plaisir à lire ce livre, qui rassemble en fait les recherches préparatoires qui donneront naissance à Surveiller et punir, publié en 1975, alors que La société punitive est le troisième cours donné par Michel Foucault au Collège de France en 1973. Cette série créée par Gallimard comporte 13 livres, donc 13 cours, qui s'étalent de 1970 à 1984. J'ai aussi lu le premier cours, Leçons sur la volonté de savoir, et je dois dire que la qualité du texte varie beaucoup d'un cours à l'autre, puisqu'il s'agit de transcriptions d'enregistrements, additionnées de notes prises par les auditeurs, il y a donc parfois des bouts d'enregistrements perdus, des doutes sur certains mots, enfin, le style parlé se traduit parfois très mal en style littéraire. La chance que j'ai eue en commençant par le cours La société punitive, qui m'avait d'abord attiré par le titre, c'est que c'est peut-être un des cours les plus magistraux : il semble avoir été écrit entièrement avant de donner le cours. Le style littéraire est donc de très bonne qualité et très continu. Par contre, à ce que j'ai vu du deuxième cours par exemple, Théories et institutions pénales, celui-ci est beaucoup plus schématique, j'ai donc reporté ma lecture de celui-ci à plus tard.

Foucault veut aborder dans ce cours les tactiques de la sanction non pas comme des révélateurs d'une idéologie, mais comme analyseurs des rapports de pouvoir. Il est important de préciser que pour Foucault, tout est toujours dit par les acteurs eux-mêmes, et qu'il n'y a pas d'idéologie cachée (note 1 de la leçon du 10 janvier 1973). Le thème du cours, énoncé explicitement par Foucault dès les premières pages, est la pénalité comme analyseur de pouvoir. S'il est vrai que le système des tactiques pénales peut être envisagé comme analyseur des rapports de pouvoir, «l'élément qui va être considéré comme central sera l'élément de la lutte politique autour du pouvoir, contre lui. C'est là tout le jeu de conflits, de luttes qu'il y a entre le pouvoir tel qu'il s'exerce dans une société et les individus ou groupes qui cherchent d'une manière ou d'une autre à échapper à ce pouvoir, qui le contestent localement ou globalement, qui contreviennent à ses ordres et à ses règlements.» (p.14)

Pour Foucault, la première chose qui doit être dégagée pour faire l'analyse du système pénal, c'est donc la nature des luttes, qui dans une société, se déroulent autour du pouvoir. Selon lui, c'est la notion de guerre civile qui devra être mise au cœur de toutes ces analyses de la pénalité.

La notion de «guerre civile» doit servir d'état de base à la compréhension de ces tactiques de lutte autour du pouvoir, au lieu de l'idée communément répandue de «lutte de tous contre tous» comme état naturel, amenée par Hobbes, entre autres. Notre sujet concerne ce jeu, dans la société du XIXe siècle, entre une guerre civile permanente et les tactiques opposées du pouvoir. La guerre civile servira de matrice générale pour comprendre cette stratégie particulière de la pénalité qu'est l'enfermement.

De 1825 à 1848 (la période abordée dans la leçon du 10 janvier 1973): «on est dans la guerre sociale, non pas dans la guerre de tous contre tous, mais la guerre des riches contre les pauvres, des propriétaires contre ceux qui ne possèdent rien, des patrons contre les prolétaires.» (p.23)

Pendant cette période on voit aussi se constituer l'idée du Panopticon: l'appareil de surveillance généralisé. On est en train d'en penser l'architecture, la possibilité, le fonctionnement. L'idée naît dans les textes de Julius, qui s'inspire de Napoléon, puis de Bentham, qui reprend une idée de son frère. Nous assistons alors, à l'époque moderne, à un renversement du spectacle en surveillance, contrairement à l'idée de Debord. Ce renversement serait attribuable à la croissance de l'État comme instance de surveillance.

Quatre points baliseront l'analyse: «la guerre constante, universelle, à l'intérieur de la société; un système pénal qui n'est ni universel ni univoque, mais est fait par les uns pour les autres; la structure de la surveillance universelle; et le système de l'enfermement.» (p.26)

Alors que Hobbes, faisant de la guerre civile une résurgence de la guerre de tous contre tous, voyait celle-ci comme l'état auquel revenait la société après la dissolution du souverain, Foucault voit plutôt la guerre civile comme un processus à travers et par lequel se constitue un certain nombre de collectivités nouvelles, qui n'avaient pas vu le jour jusque-là, par exemple, la paysannerie, les sans-culottes, etc. Il ne faut donc pas du tout voir, souligne Foucault, la guerre civile comme quelque chose qui dissoudrait l'élément collectif de la vie des individus. Le processus mène plutôt à l'apparition de nouveaux personnages collectifs. C'est donc un processus créateur et qui n'est pas non plus dans un rapport d'exclusion avec le pouvoir. «La guerre civile se déroule sur le théâtre du pouvoir». (p.30)

Les acteurs de cette «guerre civile» réactiveront et inverseront certains fragments du pouvoir, s'en empareront et les feront jouer, et dans certains cas, on aura même l'effectuation d'un certain mythe du pouvoir, par exemple: «[les Nu-Pieds, mouvement sans commandement unique, spontané, même s'il s'est communiqué de village en village, s'était inventé un chef, une organisation purement mythique, mais qui, en tant que mythe, ont fonctionné à l'intérieur du mouvement populaire...]». (p.32)

Autre exemple: le Général Ludd (en référence à Ned Ludd, qui aurait brisé une machine), le chef mythique des luddites, un mouvement de briseurs de machines (principalement des métiers à tisser).

La seule antithèse entre le pouvoir et la guerre civile, c'est le niveau du pouvoir établi qui rejette hors de lui toute guerre civile. La guerre civile est en quelque sorte une menace, mais est encore davantage ce qui hante le pouvoir: «[...la guerre civile habite, traverse, anime, investit de toutes parts le pouvoir.]» (p.32)

On a les signes de cela, nous dit Foucault, sous la forme de la surveillance, des instruments de coercition. L'exercice du pouvoir doit donc pouvoir être considéré comme une guerre civile. Par conséquent, la politique est la continuation de la guerre civile, et il faut récuser l'image de Hobbes pour qui l'apparition du souverain faisait disparaître la guerre de l'espace de celui-ci. (p.33)

À partir du 18e siècle, la notion de «crime» subit une transformation: de «faute», il devient «ce qui nuit à la société». L'individu qui rompt le pacte social en commettant un crime va donc, en quelque sorte, entrer en guerre contre la société. Le criminel devient l'«ennemi social», et la société devra prendre des mesures de «contre-guerre» contre lui. La peine ne sera plus alors mesurée à l'importance du dommage causé, mais à ce qui est utile pour la société. (p.34)

La pratique judiciaire de l'action publique (le crime est poursuivi indépendamment de la plainte) va aussi faire du criminel l'ennemi du souverain. Une série d'institutions vont au 18e siècle instituer le personnage du criminel comme ennemi social. La classe qui est au pouvoir va transférer à la société sous la forme du jury, la fonction de rejeter le criminel. Le jugement du jury ce n'est plus être jugé par des pairs, mais être jugé par des représentants de la société. (p.36-7)

C'est aussi à cette époque que va se constituer une psychopathologie du criminel, cet individu «en rupture avec la société», irréductible aux lois et aux normes générales. Incapable d'adaptation sociale, dans un rapport d'agressivité constant envers la société, étranger à ses normes et à ses valeurs, le criminel va devenir le sujet d'une «psychopathologie de la déviance».

La leçon du 10 janvier 1973 se termine sur cette question: «comment se fait-il qu'une société puisse arriver à un degré de crime, de décomposition tel, qu'elle produise en grande quantité des gens qui sont ses ennemis?»

*

Cet article n'est qu'un résumé des cours 1 et 2. Ce livre de Foucault est trop intéressant et il y a tellement de matière que je devrai faire plusieurs articles pour arriver à résumer les autres cours. Je vais travailler entretemps sur d'autres livres, et je reviendrai périodiquement sur les prochains cours de «La société punitive»; il suffira alors, pour repérer les autres articles se rapportant au même sujet, de cliquer sur le libellé «Michel Foucault - La société punitive» au bas du texte.

jeudi 28 mai 2015

Heller - Histoire de la Russie et de son empire

Heller - Histoire de la Russie
et de son empire
(Flammarion, 1997)
Ce livre d'histoire est monumental: 950 pages écrites en petits caractères. Disons, approximativement, que chaque page en vaut deux. Néanmoins, pour qui veut connaître l'histoire de la Russie depuis les origines, c'est un incontournable.

Je me suis donc attelé à la lecture de ce livre, et puisqu'il est souvent fait mention de villes dont je n'ai aucune idée de la géographie, je me suis procuré une carte du monde détaillée indispensable, si on ne veut pas être perdu au bout de deux pages. Je n'ai pas réussi à trouver de carte satisfaisante de la Russie seule en français ou en anglais, mais la carte déroulable dont je dispose a été suffisante, puisque la plupart des villes importantes dont parle le livre existent encore aujourd'hui. Pour les autres, des cartes des régions de l'antiquité trouvables en ligne font l'affaire.

Évidemment, je ne terminerai pas encore d'ici plusieurs mois ce livre, puisqu'il est très long, très détaillé, et parce que j'en lis d'autres en parallèle sur l'histoire de la Russie, entre autres. Cependant, je vais tenter de résumer les cent premières pages, ce qui nous mène, de façon surprenante, des origines jusqu'aux environs du XVe siècle.

Les sources sur l'histoire des origines de la Russie étant rares, Heller doit puiser, comme les autres historiens, aux sources disponibles, dont celle du moine Nestor, qui remonte au XIIe siècle: Chronique du temps jadis.

Les tribus slaves des Antes, des Vénèdes et des Sclavènes subissent des pressions de la part de nomades et sont contraintes de se déplacer. Les liens se rompent alors entre Slaves de l'Est, de l'Ouest et du Sud. De la fin du VIe siècle au début IXe siècle, les Slaves continuent de s'établir sur le territoire compris entre le bassin du lac Ilmen et la côte nord-ouest de la mer Noire. La Chronique fait alors état de 15 tribus, dont les frontières territoriales sont marquées par les différents fleuves. La capitale de la tribu des Polianes est Kiev, et au bord du lac Ilmen vit la tribu qui construira Novgorod.

Dans un passage de la Chronique dont l'authenticité est mise en doute, il est dit qu'en l'an 862, les Slaves, après s'être libérés des Varègues (Vikings) qui exigeaient d'eux un tribut, se prirent de querelle et des guerres intestines éclatèrent. Les habitants de Novgorod auraient alors supplié un prince étranger de leur venir en aide, avec comme message: «Notre pays est vaste et riche, mais le désordre y règne... Venez et gouvernez-nous.» Des émissaires ont été envoyés en Scandinavie, évidemment chez les Varègues, puisqu'on était, je suppose, habitués à eux. Trois frères répondirent à l'invite, dont Rurik, une figure mythique; ceux-ci vinrent donc avec leurs droujinas (troupes).

L’aîné Rurik devint prince de Novgorod, et en tout, la dynastie des Rurik allait régner des centaines d'années à Kiev et à Moscou pour ne s'éteindre qu'au XVIe siècle. Kiev devint la première capitale de ce qui s’appellera la Rus' de Kiev, le mot Rus venant d'un autre nom donné aux Varègues, mais cela demeure controversé.

En 882, après la mort du prince de Novgorod, Rurik, Oleg, son successeur, part en campagne et s'empare de Smolensk et de Kiev. Après trente-trois ans de règne, Oleg décède et la principauté de Kiev passe aux mains du fils de Rurik, Igor. Celui-ci travaille alors à agrandir les limites de son État. Vint alors une série de guerres contre des tribus avoisinantes dans le but, entre autres, de leur faire payer un tribut. Après le règne d'Igor vint celui d'Olga, sa veuve, qui prit les commandes de Kiev pendant treize ans, jusqu'à Sviatoslav son fils, et son successeur.

En 970, le prince partage ses possessions entre ses fils: Iaropolk reçoit Kiev, Oleg, les terres drevlianes et Vladimir, le plus jeune, reçoit Novgorod.

Je dois avouer que le résumé que je viens de faire est assez schématique, mais la complexité des informations données est telle que je suis obligé de procéder ainsi si je veux couvrir l'ensemble de l'étendue que je me suis promis. Une des choses dont je ne parle pas, c'est des relations avec Byzance et Constantinople, ainsi que de l'aspect religieux, le conflit entre catholicisme et orthodoxie.

Une des conséquences du règne de Sviatoslav, un homme «ayant beaucoup guerroyé», et dont les actes irréfléchis conduisirent à détruire la barrière défensive qui protégeait la trouée ouralo-caspienne, le passage de l'Asie vers l'Europe, est que les frontières de Kiev se trouvèrent alors ouvertes aux incursions des Pétchénègues et des Polovtsiens, et que la Rus s'épuisa à combattre.

Alors que Vladimir commence à régner à dix ans sur Novgorod, son frère Iaropolk entreprend une campagne contre son cadet, Oleg. C'est le début des luttes fratricides de l'histoire russe, et qui se poursuivront des siècles durant.

Les princes, frères entre eux, se font chasser de leur trône ou tuer par d'autres frères, et reviennent parfois prendre leur trône après un temps d'errance et de reconstitution des forces et des alliances. Vladimir laisse douze fils derrière lui et se pose alors la difficile question de l'héritage. Une des particularités du régime de succession dans la Russie kiévienne est le principe de rotation: les princes reçoivent des domaines pour un temps, et si l'aîné vient à mourir, c'est le cadet qui prend sa place. Ce principe de succession semble plus équitable que celui qui consiste à tout donner au plus vieux (le droit d’aînesse), cependant, dans la pratique, il conduit à d'incessantes guerres fratricides.

Pourquoi? Je cite Heller: «Plus le nombre des fils héritiers est grand, plus le partage et la rotation deviennent complexes.» (p.52) Un exemple: la plupart du temps l'oncle est plus âgé que le neveu, mais il arrive que le neveu soit plus âgé que l'oncle. À qui donne-t-on telles terres? Suivrons-nous le principe de l'aînesse généalogique ou celui de l'aînesse physique? Autant de problèmes qui feront par exemple que Kiev changera 47 fois de prince en 115 ans. En outre, «le système politique est compliqué par le fait que certaines villes participant de la rotation rejettent le prince qui leur échoit et s'en choisissent un autre.» (p.53)

Les viétchés, ces assemblées municipales qui décident de leur prince, sont constitués, entre autres, de marchands d'esclaves, car Kiev vit là-dessus. Or, ces marchands ayant besoin d'esclaves et étant une force principale des viétchés, ils ont donc aussi un intérêt aux guerres incessantes qui leur procurent toujours de nouveaux esclaves. Aussi, les droujinas des princes sont payées en liquidités et non en terres, comme ce fut le cas plus tard, les princes ont donc besoin de faire des guerres pour payer leurs troupes en volant l'ennemi. Si les troupes ne peuvent être payées en terres, c'est à cause du régime de succession par rotation qui entraîne la mobilité du prince: si le prince change, les terres sont perdues.

Avec toutes ces conditions néfastes remplies, les campagnes militaires vont donc bon train. De 1238 à 1328, les princes règnent en moyenne 6 ans. La similitude des comportements, pillages, massacres, etc., fait que, nous dit Heller, les princes, au bout du compte, se dépersonnalisent.

Je me suis amusé à ramener sous un dénominateur commun ces guerres qui sont: pillages, viols, massacres, destructions des villages par le feu. Le dénominateur commun est le vol: vol de biens, vol de dignités, vol de vies. La règle de toute guerre est donc le vol.

En 1223, pendant que les Russes sont occupés à se battre entre eux, les Mongols envoyés par Gengis Khan, ceux qu'ils appellent les «Tartares» (Tatars), par référence à l'Enfer dont ils semblent tout droit sortis, arrivent.

Les Mongols (ou les Tatars, puisqu'ils étaient majoritaires) gagnent toutes leurs guerres contre les princes russes coalisés. Ces chevaliers des steppes qui n'occupent pas les lieux qu'ils conquièrent, mais se contentent de faire payer un tribut aux populations soumises, domineront la Russie pendant environ 250 ans.

L'effet bénéfique principal de cette invasion aura été d'unifier le pays, qui au début du XIIIe siècle, était morcelé en une multitude de principautés rivales. En 1480, Ivan III refusera de payer le tribut demandé par les Mongols, mais ceci n'est qu'une conséquence de la désorganisation progressive de la Horde d'or, et parallèlement, de l'organisation progressive des forces russes.

Ainsi, il semble y avoir un retour de balancier dans l'histoire: la rivalité entre les princes russes, la désunion, conduit à la défaite face à un ennemi fort et uni, la Horde d'or (Mongols et Tatars); les vaincus finissent par s'unir de force contre les vainqueurs, et la Horde d'or se désorganise à son tour au fil du temps par des rivalités internes, entre autres, conduisant à sa perte face à un peuple conquis cette fois uni. Plus abstraitement, en guise de fantaisie logique, la désunion conduit à la perte face à l'union, et force l'union (au lieu d'être une union volontaire) contre l'union rivale. L'union rivale, ivre de son pouvoir et de ses conquêtes, devient propice à des rivalités internes au fil du temps (puisque les vainqueurs veulent toujours plus de pouvoir). La désorganisation progressive fait alors son apparition, jusqu'à la désunion et la perte face à des peuples maintenant unis contre eux, en position de force renouvelée.




mercredi 27 mai 2015

Heidegger - Schelling, Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Heidegger - Schelling, Le traité
de 1809 sur l'essence de la
liberté humaine
(Gallimard, 1977)
J'ai commencé à lire ce livre de Heidegger il y a une dizaine d'années, et comme toute bonne chose dont on n'est pas pressé d'en finir, je l'ai mis de côté pour me garder un peu de plaisir pour plus tard, et je n'ai pas été déçu.

Dans ce cours donné à l'été 1936 à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, nous ne pouvons, une fois de plus, que constater le talent du professeur Heidegger pour l'exposition de la philosophie de Schelling, qui n'est pas d'un abord facile. La complexité du sujet peut, en effet, décourager plus d'un intéressé par la philosophie de la période de l'idéologie allemande (Fichte, Schelling, Hegel).

Entre la relecture de ce que j'avais déjà entrepris il y a longtemps déjà et la fin de ce livre, j'ai dû déposer plusieurs fois le bouquin. Pourquoi donc? La raison en est simple : j'étais littéralement renversé de stupéfaction par les réponses apportées par Schelling à des problèmes fondamentaux de métaphysique. J'ai senti que j'avais frappé là quelque chose de gros, et cela m'a tellement ébranlé que je me suis mis à réfléchir à ces propos pendant des jours.

Bien entendu ces réponses sont des spéculations, mais dans les choses dont on va parler, comme par exemple, la liberté humaine, la possibilité d'un système en métaphysique, ou encore, l'origine du mal, on ne peut que faire des spéculations qui semblent parfois viser plus ou moins juste. Il faudrait ajouter que nos scientifiques d'aujourd'hui ne se gênent pas pour spéculer lorsqu'il s'agit de penser l'origine de l'Univers avec la théorie du Big Bang ou la théorie des cordes, alors pourquoi donc les spéculations métaphysiques d'un philosophe auraient-elles moins de valeur? Si vous creusez un peu les fameuses théories scientifiques sur l'origine de l'Univers, vous vous rendrez compte qu'il y a là plusieurs intuitions personnelles de différents scientifiques, appuyées par des équations théoriques hautement complexes, mais rien qui ressemble à 2+2=4.

Juste pour dire, la théorie des cordes est tellement controversée, que certains scientifiques l'ont tout simplement abandonnée. Les différentes versions de la théorie ont finalement été unifiées sous la M-Theory, mais tout cela continue d'évoluer et de prendre différentes formes incompatibles. L'hypothétique trou noir qui renfermait notre univers entier s'est mis en branle et a explosé, et le temps commença... Est-ce que ça ne ressemble pas à de la métaphysique? Et pouvez-vous expliquer pourquoi le trou noir s'est senti obligé d'exploser? Et d'où vient-il? Et finalement, pourquoi tout cela? À quoi bon? Les scientifiques font des calculs, mais ils font aussi de la métaphysique sans le savoir, et parfois ils font aussi des calculs pour venir appuyer leurs intuitions premières, tout n'est donc pas si systématique ni automatique, la haute science acquiert une cohérence avec des hypothèses et des interprétations, et cela, c'est du subjectif.

Si nous prenons, par exemple, certaines spéculations théologiques, nous pouvons les transposer dans un autre langage, comme celui des forces et des structures cosmiques. C'est ce que je me suis efforcé de penser avec les spéculations de Schelling qui semblent être, disons-le, des explications théologiques. Habituellement, lorsque je termine un livre, je n'attends pas trop pour en faire un commentaire, mais lorsque j'ai terminé celui-ci, j'étais tellement perplexe que j'ai décidé de laisser cela descendre en moi pendant plusieurs semaines.

Clarifions un point pour commencer: la philosophie est «théologique» dans un sens premier. Explication de Heidegger: «[...] la théologie chrétienne est la christianisation d'une théologie extra-chrétienne; c'est d'ailleurs pour cette raison que la théologie chrétienne a pu être sécularisée en retour. Toute théologie de la foi n'est possible que sur fond de philosophie, même là où elle récuse la philosophie comme oeuvre démoniaque.» (p.95) Autre explication plus bas: «Le questionnement philosophique est toujours et par soi double, onto-logique et théo-logique, en un sens très large. La philosophie est ontothéologie.»

Donc, à la base de la philosophie il y a une théologie originelle, un questionnement sur le fondement de l'étant en totalité. Demander ce qu'est le fondement du tout, c'est demander ce qu'est le theos.

Je me souviens encore de cette parole de Schelling dans sa Philosophie de la Révélation: «Notre idée de la sagesse présuppose un ordre dans la nature.»

En effet, il ne peut y avoir aucune sagesse et a fortiori aucune science s'il ne se trouve aucun ordre dans l'univers et que tout est chaos. Par conséquent, il doit donc y avoir un ordre, un système. L'organisation idéale du savoir sera donc le système construit par la raison qui arrive à comprendre le réel et à faire des enchaînements logiques. Le fait que la raison ait une prise sur le réel démontre que le réel est lui-même rationnel, systématique, ajointé.

Les sciences actuelles cherchent à s'organiser en un système complet d'explication du monde, elles cherchent l'unité, l'Un. Si la raison est une, le réel doit donc aussi être un. Les êtres vivants sont ajointés, on en convient, et c'est ainsi que l'on déduit leur caractère systématique puisque la vie est naturellement organisée.

Si donc l'homme est libre, cette liberté qui est sans fond, sans cause, coexiste avec ce qui est lié, elle entrera donc elle aussi dans le système que nous devrons concevoir. Le système, ce qui est lié, et la liberté, qui est sans lien, semblent incompatibles et se contredire l'un l'autre. En effet, s'il y a système, l'homme n'est pas libre, et s'il y a liberté, le système est impossible.

Pour que le système soit possible il faudra que la liberté soit au centre du système, comme l’œil d'un cyclone. Cependant, la seule façon dont cela soit possible c'est si nous modifions notre compréhension de ce qu'est un système, que nous ne connaissons évidemment pas bien encore. Or c'est ici que vient une remarque importante de Schelling: «[...] mais il est alors très singulier qu'il faille pourtant admettre nécessairement l'existence d'un système compatible avec la liberté au moins dans l'entendement divin.» (p.92)

Ceci veut dire que si l'on doit trouver la liberté dans le monde ou dans le système, elle ne peut être placée qu'en Dieu, ou plus précisément, dans l'entendement divin: ce point deviendra important pour la suite. Autrement dit, le système et la liberté ne feraient qu'un dans l'entendement divin.

Les idées de l'univers, de Dieu, de la liberté, ne sont pas des «choses», des objets, elles ne sont pas démontrables, mais pourtant ne sont pas rien. Les idées «régulatrices» étant inobjectives (l'absolu n'est ni «sujet» ni «objet») est la constitution du véritable savoir, et ce que ce dernier veut savoir, «ce n'est rien d'autre que l'ajointement de l'être, qui ne s'objecte plus maintenant, on ne sait où, au savoir comme le fait un objet, mais qui advient au sein même du savoir, cet advenir à soi-même étant précisément l'être absolu.» (p.86)

Il y a un très ancien principe de la connaissance qui dit que le semblable n'est connu que par le semblable. Si l'objet de la connaissance est l'étant en totalité, et par conséquent le fondement de l'étant, le theos, il faut que le philosophe se maintienne donc à l'intérieur de ce qui est semblable à ce qu'il connaît. Schelling formule donc le principe suivant: grâce au dieu en nous, le dieu hors de nous peut être connu. Pour Schelling il y aura donc une «intuition intellectuelle de l'absolu»: «nous ne connaissons que ce dont nous avons l'intuition; nous n'avons l'intuition que de ce que nous sommes; nous ne sommes que ce à quoi nous appartenons.» (p.103) La contradiction de la nécessité (système) et de la liberté est la vie de la philosophie. Nous pouvons aussi concevoir cette opposition comme celle de la nature et de l'esprit. Cette opposition est le foyer le plus secret de la philosophie.

Nous retrouvons cette opposition chez Descartes entre la nature mécanique et la pensée. Nous la retrouvons aussi chez Kant entre la nature et la liberté. Mais pour Schelling, la véritable opposition est celle entre la liberté et la nécessité, puisque la nature et l'esprit ne sont pas véritablement étrangers l'un à l'autre, la nature n'est pas ce qui est purement et simplement dépourvu d'esprit, et la liberté n'est pas ce qui est simplement étranger à la nature. Cette nouvelle «opposition supérieure» vient changer toute la perspective dans laquelle le système doit s'élaborer.

La liberté ne doit plus maintenant se concevoir comme indépendance vis-à-vis de la nature, mais comme indépendance à l'égard ou à l'encontre de Dieu.

Nous arrivons ici à un problème dans lequel la théologie s'est toujours empêtrée. Si l'homme a le libre arbitre, il est libre de commettre le mal. Comment cela est-il possible que Dieu rende possible le mal? Si Dieu est le fondement de tout, il ne peut être étranger à ce mal, et celui-ci doit donc être aussi, au bout du compte, la cause du mal: Dieu est donc mauvais, ce qui est impossible. De plus, si la liberté est l'agir qui n'est conditionné que par soi-même (l'homme), il est inconditionné par rapport à tout le reste. La liberté humaine se dresse donc maintenant comme un inconditionné en face d'un autre inconditionné (Dieu). Il n'y a plus donc maintenant qu'une seule issue, «c'est de reconnaître que l'homme n'est pas "à côté de" ou "en dehors de" Dieu - en face de Dieu et contre lui -, mais auprès de Dieu, rapporté à Dieu, ce qui n'est possible que si d'une certaine façon, il fait partie de l'Être premier, c'est-à-dire s'il demeure en lui.» (p.127-8) Cependant, si l'homme est l'être dépendant par rapport à son fondement, il ne l'est pas en ce qu'il est. Comme le fils est dépendant du père pour exister, il n'est pas pour autant le fondement, le père. Le fondement créateur pose donc un être-dépendant indépendant de lui.

Si l'origine du mal se trouve en Dieu, et cependant que la liberté en tant que pouvoir d'accomplir le mal doit avoir une racine indépendante de Dieu, et si, d'un autre côté, il ne peut y avoir qu'une seule et unique racine de l'étant (la raison l'exige) qui est Dieu lui-même, «alors le fondement du mal, qui est indépendant de Dieu, ne peut être qu'en Dieu lui-même. Il faut qu'il y ait en Dieu quelque chose qui ne soit pas Dieu lui-même.» (p.179)

Pour résoudre ce problème, Schelling se demande qu'est-ce qui appartient en propre à tout étant. Réponse: un fond (Grund) et une existence. Il s'agira donc d'élucider ce jointement ontologique et ensuite d'appliquer le concept éclairci à la question de l'essence du mal. Le fond est le soubassement, mais l'existence est pensée chez Schelling comme «sortie hors de soi-même», le contraire du «sujet» qui repose en soi, comme un soubassement.

Si Dieu est un, mais qu'il y a quelque chose en lui qui n'est pas lui, il est mobile, il est dialectique, il est advenir à soi-même à partir de soi-même, c'est un Dieu en devenir. Cela semble contradictoire, puisque le devenir implique le passage de ce qui n'est pas encore à ce qui est, on aurait donc au lieu d'un dieu infini, un dieu fini. Schelling résout cette difficulté en posant un jeu entre le fond et l'existence, ce qui devient doit être déjà présent dans le fond en tant que fond, mais seul l'existant permet au fond d'être son fond, il fait fond sur lui. Dieu, étant l'Éternel, il n'y a pas de distinction possible entre l'avant et l'après, et le fond n'est pas nécessairement premier par rapport à l'existence, les deux sont plutôt un être-ensemble, ils sont «un» dans leur circularité.

Les choses ne peuvent devenir en Dieu (l'existant) que dans la mesure où elles deviennent au sein de ce qui en Dieu lui-même n'est pas lui-même: tel est le fond en Dieu. Le pas-encore du devenir demeure en Dieu, puisqu'il s'agit d'un devenir éternel: l'éternel passé de Dieu demeure en Dieu, il fait fond en lui.

Cette mobilité l'un vers l'autre du fond et de l'existence est éternelle: elle a déjà eu lieu, et elle se fait toujours l'un vers l'autre, les deux pôles se rapprochent sans pouvoir s'atteindre, comme de façon asymptotique, ce qui semble incompréhensible. Ils forment une unité en Dieu, mais paradoxalement, sous forme de deux pôles en mobilité.

Puisque la nature du réel est dialectique, l'être ne peut se révéler qu'en son contraire, ainsi Dieu ne peut se révéler que si l'homme existe. Le mal tend à renverser le fond de la création, à le subvertir.

Je sais que cela peut paraître étrange, mais Schelling, pensant en termes de «forces», fait du désir l'essence du fond en Dieu. Le désir est sortie hors de soi-même, aussi bien que volonté de rentrer en soi, mais «le désir éternel est une tension qui par elle-même ne peut jamais accéder à une configuration stable, puisque le désir veut toujours demeurer désir; en tant que tension privée d'entendement, il n'entend rien.» (p.217) L'esprit éternel est mis en mouvement par l'amour, ce qui indique que l'esprit n'est pas encore le plus haut. L'amour semble déterminant, mais l'esprit et l'amour semblent ne faire qu'un, puisque «en tant qu'unité l'esprit est pneuma. Cette spiration n'est que le souffle de ce qui unifie au sens propre et de la façon la plus originelle: l'amour.» (p.221) L'amour c'est l'identité originaire qui, comme telle, relie tout en le maintenant séparé le divers ainsi que ce qui peut être pour soi. L'esprit est le souffle de l'amour. L'esprit en tant que volonté de l'amour est la volonté qui veut ce qui lui est opposé.

La volonté propre du fond qui tend à rentrer en lui-même, son «égo-centrisme», «s'oppose à la volonté de l'entendement qui tend à la règle et à l'unité, qui tend à relier de tous côtés toutes choses à l'Un. La volonté de l'entendement est une volonté uni-verselle. Au sein de la nature, la volonté particulière du fond se subordonne à cette volonté universelle, et se met à son service. Quand la passion en quête de séparation demeure dirigée par la volonté de l'universel, celui qui, en son égoïsme et son amour-propre, est déterminé par cette volonté universelle, devient un être particulier et se tenant à part, pour soi.» (p.241)

Ce qui veut en l'homme, c'est le fond qui est indépendant de Dieu. L'égoïsme en tant que volonté propre est libre de se mouvoir par rapport à la volonté universelle. Or la condition de possibilité du mal est la possibilité pour l'homme de dissocier les deux principes: la volonté universelle et la volonté particulière. Cette volonté particulière peut se substituer à la volonté universelle. Elle peut aussi vouloir être le fondement de la totalité. «La volonté-propre peut donc s'élever au-dessus de tout ce qui est, et prétendre ne déterminer qu'à partir de soi-même l'unité des principes.» (p.246)

Dans cette perversion de la volonté, le fond se soulève pour accéder à l'existence et prendre sa place. Schelling parle d'un «attrait du fond» dans tous les êtres vivants, mais chez l'homme plus particulièrement, elle est ce qui prélude à l'attraction du pouvoir. Le mal, en tant que per-version de l'esprit humain, est la domination de la volonté-propre se rendant maître de la volonté universelle.

Mais la méchanceté finit par s'effondrer dans la nullité: «Cette décision en faveur de la domination d'une telle mé-version doit nécessairement - comme toute autre volonté de dominer - se dépasser sans cesse afin de se maintenir en sa domination. Au sein de la méchanceté réside donc l'appétition de la passion-égocentrique qui, dans son avidité d'être tout, dissout toujours davantage tous les liens jusqu'à ce qu'elle s'effondre dans la nullité.» (p.270)

Pour terminer, le jointement de l'être pensé par Schelling comme unité du fond et de l'existence pose problème pour la possibilité du système. Cette unité se trouve dans l'entendement de Dieu, et «s'il n'y a de système qu'au sein de l'entendement, le fond et l'ad-versité elle-même sont alors exclus du système comme lui étant étrangers, et le système n'est plus un système pour la totalité de l'étant». (p.277)

La tentative d'établir le système est donc un échec. Les moments du jointement de l'être - le fond et l'existence - deviennent de moins en moins compatibles au fur et à mesure de la recherche, et demeurent donc totalement séparés et disjoints l'un de l'autre.

C'est précisément, chez Schelling, l'établissement du jointement de l'être en tant qu'unité du fond et de l'existence, qui rend impossible un ajointement de l'être en tant que système.

Et Schelling conclut:
«Il y a un système dans l'entendement divin, mais Dieu lui-même n'est pas un système, il est vie...» (p.276)


Schelling en 1848



mercredi 29 avril 2015

Schopenhauer - Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique

Schopenhauer - Les deux
problèmes fondamentaux 
de l'éthique (Folio, 2009)
Ce livre regroupe deux mémoires rédigés pour les concours ouverts par l'Académie de Norvège et l'Académie du Danemark en 1837 et 1839 respectivement.

J'ai bien apprécié le livre, qui est assez drôle par ses critiques décapantes de Kant et Hegel, mais Schopenhauer, comme à son habitude, aime bien comme il le dit lui-même réaborder les mêmes questions sous différents angles, ce qui fait que le livre est un peu long pour les résultats obtenus en bout de ligne. Toutefois, ceux-ci sont intéressants. Nous aborderons pour commencer le premier mémoire sur la liberté de la volonté humaine.

Pour Schopenhauer, tous les discours de morale ne changeront jamais l'homme d'un iota. L'homme est né avec un caractère, et comme on sait, un caractère ça ne se change pas en principe. Ce qui change, ce sont les motifs qui font réagir ce caractère, mais c'est tout. Si l'homme a commis tel type d'action une fois dans sa vie, dans les mêmes circonstances, il le refera, même s'il l'avait regretté par la suite.

Donc les mobiles ou motifs agissent sur la volonté à la façon d'une mécanique. Ce qui fait que je ne peux pas vouloir ce que je veux, même si j'y crois très fort; autrement dit, l'homme n'est pas libre, et le lecteur n'a qu'à se le tenir pour dit. La seule liberté possible pour l'homme, c'est la «liberté transcendantale», c'est-à-dire, l'hypothétique pouvoir d'avoir pu choisir d'être un autre homme! Autant dire que cette liberté ne rime à rien...

On ne peut en vouloir à Schopenhauer, puisqu'il est tout simplement logique. En effet, une volonté «libre» est impossible, puisque celle-ci est toujours déterminée par des motifs, donc s'il n'y a pas de motif, la volonté ne peut agir, étant donc dépendante des motifs qui agissent sur elle, elle n'est pas libre. «Dans l'hypothèse d'une liberté de la volonté, chaque acte humain serait un miracle inexplicable - un effet sans cause.» (p.117)

Mais la connaissance, qui est le médium des motifs, vient mettre un bémol à tout cela : l'homme peut choisir, avec l'expérience, les motifs qui agiront sur lui. Ainsi, oui, l'homme est sauvé, il peut se corriger et s'améliorer grâce à sa tête, s'il en a une! «La formation de la raison, par des connaissances et des aperçus divers, revêt une importance morale en ce qu'elle ouvre l'accès à des motifs qui, sans elle, resteraient cachés à l'homme.» (p.125) C'est pourquoi un homme peut réagir complètement différemment d'une fois à l'autre dans les mêmes circonstances, puisque des motifs auxquels il n'était pas réceptif auparavant, agissent maintenant sur lui.

Cela semble contradictoire avec ce qui a été dit plus haut, mais à la seule condition que l'homme n'apprenne pas de ses erreurs. Si la raison a ce pouvoir transformateur, c'est peut-être bien cela qu'on pourrait appeler la liberté transcendantale! Sauf que Schopenhauer utilise plutôt cette expression pour le fait que l'homme se sente responsable de ses actes «inévitables» : l'homme sait qu'il n'a pas pu agir différemment en vertu de son caractère, mais il aurait aimé être un autre homme pour avoir pu agir différemment! Le mystère de ce sentiment de responsabilité, c'est la faute à la liberté transcendantale!

En ce qui concerne le deuxième mémoire sur le fondement de la morale, on passe par une critique des éthiques élaborées par différents philosophes, et Schopenhauer démontre leur absolue nullité (sic). Il y est surtout question de l'éthique de Kant, qui se fait littéralement malmener et c'est très drôle. Schopenhauer nous fait découvrir que la morale de Kant n'est qu'une morale théologique et que son inspiration fondamentale n'est nul autre que le décalogue, drapé dans des tournures et chinoiseries sophistiquées.

Une volonté «désintéressée», cela n'existe pas, nous rappelle Schopenhauer. En effet, chaque acte ayant nécessairement un motif, celui-ci présuppose donc un intérêt. Vouloir sans intérêt serait vouloir sans vouloir quelque chose, or si je veux «quelque chose», ce qui est nécessaire, j'ai donc un intérêt, logique non?

Après avoir passé tous les fondements possibles de la morale chez les autres philosophes, Schopenhauer nous fait découvrir son idée : le fondement de la morale ne peut être rien d'autre que la compassion, ou ce qu'on appellerait aujourd'hui, dans le sens que lui donne Schopenhauer, l'empathie! «C'est cette compassion seule qui est la base réelle de toute justice spontanée et de toute philanthropie authentique.» (p.337)

Que l'homme, cette créature si égoïste, arrive parfois à s'identifier à l'autre ou à l'animal dans l'empathie est une énigme de la nature, mais non moins un fait. Schopenhauer règle ses comptes ici avec le judéo-christianisme qu'il tient responsable de nos éthiques insignifiantes prononcées en chaire, et qui prônent la séparation absolue de l'homme et de l'animal. Or pour Schopenhauer, l'homme et l'animal sont le même : l'animal est conscient de son moi, et il a des droits, contrairement à Descartes, pour n'en citer qu'un, qui en fait une machine.

Nous avons des devoirs envers les animaux! Enfin, un philosophe qui y pense! Et Schopenhauer se réjouit de la création de la SPCA (Society for the prevention of cruelty to animals) créée à Londres en 1824. Il trouve que la création de cette organisation témoigne du fait que la corde morale commence enfin à vibrer dans le monde occidental. «La compassion à l'égard des animaux est si étroitement liée à la bonté du caractère qu'on peut assurément affirmer que lorsqu'un homme se montre cruel envers les animaux, il ne saurait être un homme bon.» (p.382)



mercredi 1 avril 2015

Maître Eckhart - Le pardon et la venue de Dieu en soi

Maître Eckhart - Sermons-traités
(Gallimard, 1942)
Je m'intéresse depuis toujours aux théologiens qui sont pour moi une constante source d'inspiration. Moi-même étudiant autrefois en philosophie, je n'ai jamais cessé de constater ses liens étroits avec la théologie. D'ailleurs, la question m'a tant intrigué ces derniers temps, que je suis tombé, comme il arrive souvent et juste à point, sur quelques livres qui traitent de cette question, dont le Schelling de Heidegger, qui sera éventuellement abordé dans un article à venir.

Ce sont les Entretiens d'Épictète qui m'ont fait me questionner, décidément, sur la place du divin en philosophie, car j'avais l'espérance d'une philosophie qui puisse tirer sa source morale entièrement à partir d'elle-même sans quelconque principe obscur: or il semble que cela n'existe pas encore. D'où vient le θεός? et d'où tire-t-il sa nécessité, si c'est le cas? Sextius le pythagoricien (300 av. J.-C.) demandait: «Qui a donné un nom à Dieu?» et répondait: «Le mot Dieu n'est pas son nom, mais une indication pour ce que l'on conçoit sous ce nom.» Par conséquent, pour Sextius, le mot Dieu ne désignerait pas une entité, mais ne serait qu'une indication pour ce que nous concevons de plus haut et de meilleur. L'on peut bien balayer tout cela du revers de la main sous prétexte que ce ne sont que des préoccupations d'une autre époque, mais c'est ignorer, selon moi, à ce qu'il semble, un des constituants et points de repère fondamentaux de la vie humaine. Si l'on s'interdit d'aborder la question du divin, l'on s'interdit de prime abord la compréhension essentielle du monde et de ses lignes d'évolution.

Toujours selon mon opinion, je crois qu'il y a eu de grandes méprises avec la conception du divin, qu'il y a eu une évolution de cette conception qui nous a conduits jusqu'à un dieu moral ou «prescriptif» (les Commandements, entre autres), alors qu'il n'est pas possible, je crois, de tirer aucune morale du θεός, mais la question de savoir pourquoi cela fut le cas reste à étudier.

La présente anthologie de Maître Eckhart m'est tombée sous la main il y a de cela plusieurs années. Je n'ai jamais réussi à le lire d'un bout à l'autre, car dès que l'on commence à me parler d'anges, je décroche facilement. J'ai toujours eu une indéracinable tendance à la science, et les choses que je considère comme irrationnelles ou sans valeur applicables ont sur moi un effet naturellement soporifique. Au niveau des idées cependant, il n'est pas toujours évident de le constater, mais il est, à mon corps défendant, très possible d'en puiser plusieurs chez ces théologiens, bien que leur système de croyances puisse être dans l'ensemble faux. Donc, ce que je fais ici et ailleurs, c'est bien sûr, de la récupération d'idées, dans une perspective non athée, mais agnostique.

Les deux passages qui nous intéressent ici comme exemples (car plus on lit ce livre et plus on en trouve) sont ceux sur le détachement et le repentir. Le passage sur le repentir est celui qui m'a d'abord le plus frappé. Maître Eckhart dit qu'il y a deux espèces de repentir: un temporel et un divin. Du repentir temporel, il ne mène à rien, il n'en sort rien, sinon plus de souffrance pour l'homme. Par contre, si l'homme se tourne vers Dieu, vers le repentir divin, tous ses péchés lui sont instantanément pardonnés, quoi qu'ils fussent! Je cite: «Plus les péchés sont nombreux et mauvais, plus ils sont contraires à Dieu, et plus Dieu les pardonne volontiers et vite. À peine donc le repentir divin s'élève-t-il vers Dieu, et tous les péchés ont plus tôt fait de disparaître dans l'abîme de Dieu que moi de fermer les yeux, et sont anéantis aussi totalement que s'ils n'étaient jamais arrivés.»

Ce qui m'a frappé et scandalisé sur le coup en lisant ce passage, c'est qu'il semble permettre les plus grandes atrocités et qu'elles soient ensuite pardonnées sans réserve... Cela me semblait injuste. Cependant, en abordant l'idée sous un autre angle, cela ne permet-il pas au «mal» de cesser pour de bon et une fois pour toutes? Il me semble que la conséquence ultime de cette idée qui est de convertir le mal au bien est plus importante que de vouloir à tout prix punir le mal, et je crois que c'est la visée ultime d'Eckhart, et qu'il y parvient efficacement de cette façon. Le but final est pour Eckhart plus important que les considérations morales intermédiaires.

L'autre idée intéressante, parmi tant d'autres, est celle du détachement. Le détachement pour Maître Eckhart a plus de valeur que la compassion, car la compassion reste attachée aux choses terrestres. Or, le semblable attirant toujours le semblable, pour ressembler à Dieu, il faut donc accueillir le divin en soi, et pour parvenir à cela, nul autre moyen pour Eckhart que de faire le vide total en soi. Le vide en soi qui pourrait être l'aboutissement final de la souffrance et du désespoir absolu n'est pas la route glacée du Néant, mais devient plutôt le point de bascule dans ce qu'il y a de meilleur! L'esprit détaché contraint Dieu à venir à lui! Quel grand pouvoir Eckhart donne-t-il à l'esprit! «Tiens-le-toi pour dit: être vide de tout le créé, cela veut dire être plein de Dieu, et être rempli du créé, cela veut dire être vide de Dieu.»

vendredi 9 janvier 2015

Max Weber - Le savant et le politique

Max Weber - Le savant et le 
politique (La Découverte, 2003)
Je suis en train de lire Habermas au complet, et puisque Max Weber est une grande source d'inspiration pour sa théorie de l'agir communicationnel, j'ai commencé à chercher ses œuvres et je suis tombé sur Le savant et le politique. Or, à ma grande surprise, j'ai trouvé là un homme accessible, un peu comme Fichte dans ses conférences intitulées Le caractère de l'époque actuelle. De sentir une telle proximité du penseur est toujours réjouissant.

Tout en m'attardant dans la librairie à essayer de trouver un passage qui saura susciter mon intérêt de façon assez forte pour que j'achète le livre, je suis tombé sur le passage où l'auteur parle du problème du sens de la science. Selon Weber, le sens de la science serait problématique puisque son achèvement se trouve à l'infini. Toujours en quête, toujours dépassée par elle-même, «le travail scientifique est emporté dans le déroulement du progrès». Puisque tout «accomplissement» scientifique implique de nouvelles «questions», il demande à être «dépassé» et à vieillir. Or, de même, nous dit Weber, puisque la vie de l'individu civilisé est emportée dans le «progrès», dans l'infini, elle ne devrait pas avoir de terme du point de vue de sa signification immanente propre. Dans le contexte du «désenchantement du monde» où tout est virtuellement maîtrisable par le calcul, non seulement la mort est absurde, mais par contrecoup, la vie aussi le devient puisqu'ils sont des événements dépourvus de sens ou dont le sens est repoussé à l'infini par notre vision «scientifique» du monde.

Le rejet de la raison : une impasse

Amartya Sen - L'idée de justice
(Flammarion, 2009)
J'étais en train de lire la partie sur la raison et l'objectivité du livre du prix Nobel d'économie Amartya Sen intitulé L'idée de justice lorsque je suis tombé sur un passage parlant de la politique d'Akhbar, un empereur moghol du 16e siècle en Inde.

Tenant compte de la diversité culturelle en Inde qui était déjà grande à cette époque, l'empereur Akhbar, de religion musulmane, a choisi la raison et rejeté le traditionalisme, prenant donc le parti de la tolérance envers les différentes confessions dans son pays. Selon Sen, la thèse primordiale de Akhbar était que la solution des problèmes difficiles en matière de morale et de justice sociale se situe dans «la recherche de la raison» et non dans «le marécage de la tradition». Cependant, Akhbar va encore plus loin: il va déclarer la raison «absolue».

En effet, pour Akhbar, ceci deviendra une évidence: la suprématie de la raison est absolue, puisque «même pour contester la raison il faut donner des raisons». Donc la solution aux problèmes soi-disant causés par le rationalisme ne repose pas dans l'antirationalisme, et ici je pense aussi à l'hypothétique «contradiction interne» de la Raison telle qu'on pourrait la trouver dans La dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno, mais dans plus de raison, donc plus de rationalisme, ou plutôt, selon Sen, une raison qui évite d'être imbue de ses propres raisonnements et qui ignore les objections ou les arguments susceptibles de conduire à la conclusion opposée.

Puisque (et c'est cette phrase qui m'a convaincu) le remède à un mauvais raisonnement, c'est un meilleur raisonnement, et non pas le rejet en bloc de la raison tel que le prône le courant antirationaliste.